Haïti va mal. Très mal même. Depuis l’assassinat en 2019 du président Jovenel Moise, le pays est pris en otage par des gangs qui sèment quotidiennement la mort et la terreur. Comment la première république noire indépendante depuis 1804 en est-elle arrivée là ? Tifane, star haïtienne de la musique que nous avons eue par téléphone depuis Port-au-Prince explique les dessous du chaos qui menace de faire disparaitre son pays.
- La situation dans votre pays est devenue chaotique. Comment vivez-vous ce drame ?
- Le mot le plus approprié pour expliquer ce qui se passe depuis deux ans, c’est le “chaos.” Nous sommes passés de la phase de plusieurs enlèvements par semaine par des gangs de différents quartiers de Port-au-Prince, a une révolte de la population qui a décidé de prendre la justice en main en tuant carrément ces bandits et maintenant nous sommes en chute libre et laisser pour contre. Il n’y a pas un gouvernement, le premier ministre Ariel Henry imposé par la communauté internationale depuis l’assassinat du Président Jovenel Moise, n’a aucune légitimité et n’a aucune intention de résoudre la crise que nous traversons.
- La population est donc véritablement livrée à elle-même ?
- Oui, toute la capitale vit avec une peur intense. Les écoles et la majorité des entreprises ne fonctionnent pas normalement puisque l’insécurité règne et s’aggrave. Il y a eu des cas d’enlèvement au sein des écoles, des transports publics et même des églises ont été attaquées. Plusieurs quartiers et surtout les zones rurales sont désertes puisque les habitants ont fui. La santé mentale des gens de tout âge est très affectée. Bien entendu la situation n’est pas pareille partout. Il s’agit surtout de la capitale. Certaines villes de provinces avertissent ouvertement les bandits de ne pas s’approcher parce que leurs actes de violence ne seront pas tolérés et que la population prendra elle-même ses dispositions sans passer par la police.
- Dans ces conditions, est-ce que vous-même et plus généralement les artistes, parvenez à exercer correctement votre métier ?
- Effectivement, c’est ce qui nous dérange le plus. Nous gagnons aussi notre vie grâce aux concerts, aux festivals et aux activités culturelles. Lorsque le pays est dans un état pareil nous n’arrivons pas à trouver des contrats et les organisateurs d’événements ne peuvent rien planifier, de peur de faire faillite et surtout de mettre la vie des gens en danger. Les Haïtiens aiment beaucoup faire la fête et créer l’ambiance même lorsque ça ne va pas. Imaginez-vous que la situation économique, le coût de la vie et l’insécurité nous forcent à tout fermer. Je vis très mal ce problème parce que je n’arrive même pas à chanter pour mes fans, les rencontrer, avoir des concerts. Tout ça dépend de l’état du pays.
- Pour vous qui êtes sur place, comment peut-on expliquer cette recrudescence de la violence ?
- On se réveille chaque jour et on s’attend à apprendre la mauvaise nouvelle qu’on a encore enlevé quelqu’un pour une rançon exagérée. Au cours de la journée on entend des titres dans les rues, ou une école a été attaquée. Il y a une cruauté inimaginable en ce moment qui fait peur. Je pense que c’est le résultat de plusieurs années d’impunité, de la faiblesse de la Police nationale, la corruption et aussi le manque d’attention aux enfants de rues qui aujourd’hui sont devenus des jeunes hommes corrompus. Il y a un trafic d’armes à feu venant des Etats Unis et de la République Dominicaine. Les gangs sont bien armés. Ce qui nous choque aussi, c’est la nonchalance du Premier Ministre Ariel Henry face aux actes de violence que nous subissons. Cependant, lorsqu’en avril 2023 avec le mouvement Bwa Kale (bois épluché) les gens se sont révoltés contre les bandits en les tuant eux même, M. Henry a rapidement fait une annonce à la télé pour demander à la population de se calmer, de ne pas recourir à la violence et de laisser la police faire son travail. A noter qu’il s’agit d’une police pratiquement faible et abattue par les gangs tous les jours. Un bon nombre d’employés de l’état ont été lié à des chef de gangs, ce qui explique leur aise de faire comme bon leur semble.
- Il y a-t-il une influence extérieure qui joue un rôle dans la situation actuelle d’Haïti ?
- Bien avant l’administration de l’ancien Président Michel Martelly, on entendait souvent parler de la découverte de pétrole en Haïti dans différentes régions de la capitale et dans certaines villes de provinces. D’autres ressources naturelles comme l’or, l’uranium, le cuivre, l’argent et un tas d’autres que nous avons chez nous ont toujours été sujet d’exploitation. Son premier Ministre à l’époque Laurent Lamothe avait entamé les pourparlers avec des compagnies minières parmi lesquelles VCS Mining avec Tony Rodham comme membre dirigeant qui fut le frère de Hillary Clinton. Une richesse valant plus que vingt billions de dollars américains. D’après Lamothe, l’économie Haïti en profiterait grandement. Par contre, des groupes de protection de l’environnement alertaient que ces fouilles présenteront un danger pour la santé de la population de ces zones. Lamothe avec le soutien de la banque mondiale avait voulu aider au niveau de la légalité de ces fouilles puisqu’il y a des obstacles à ce niveau. En plus de tout cela, il est dit dans les coulisses que toutes les zones récemment occupées par les gangs sont effectivement des pistes de fouille contenant probablement cette richesse que cherchent les Etats Unis et Le Canada. La semaine dernière la concertation pour Haïti, basée à aviser la population qu’une compagnie minière du Canada s’apprête à recevoir une licence lui permettant d’extraire de l’or à Dajabon près de la frontière entre Haïti et la République Dominicaine. Beaucoup d’Haïtiens pensent que le programme d’aide humanitaire en urgence “ Biden Program” qui permet aux familles de parrainer plusieurs immigrants Haïtiens en les faisant venir aux Etats-Unis est aussi un déguerpissement pour faciliter leurs accès aux ressources naturelles.
- Des soldats africains notamment des Kenyans sont annoncés pour aider à ramener la sécurité. Comment les Haïtiens accueillent-ils cette nouvelle ?
- Nous avons beaucoup de doute sur l’intérêt de cette intervention. Nous savons aussi que le Kenya fait face à ses propres problèmes d’insécurité. Les Haïtiens sont arrivés au point où ils ont de très grandes appréhensions lorsqu’on parle d’aide ou d’assistance financière venant de l’étranger. Haïti a aidé beaucoup d’autres pays mais il n’y pas vraiment eu de réciprocité. Depuis le grand tremblement de terre en 2010, nous avons réalisé que les billions de dollars qui étaient entrés en Haïti pour nous remettre sur pieds ont disparu avec les étrangers, les ONG qui étaient venu “aider” comme Bill Hillary Clinton. D’autant plus, la jeunesse commence à ouvrir les yeux sur l’intervention Kenyane. Il est vrai que ce sont nos frères et que nous aurions préféré d’être aidés par eux, mais il y a clairement un agenda caché comme d’habitude. Nous avons nos soupçons parce que tout ce qui est décidé de concert avec Ariel Henry présente une menace pour nous. Ça allait déjà mal avant qu’il soit nommé, depuis son installation au poste de la primature, tout va de mal en pire de plus en plus et il reste silencieux face à l’état de son pays et la souffrance du peuple, mais il se met d’accord avec les étrangers.
- Peut-on espérer voir Haïti sortir un jour de ce chaos ?
- Je ne peux pas parler pour tout le peuple, mais pour moi je ne peux pas me permettre de ne pas avoir d’espoir, je suis très attachée à mon pays et j’ai un très sentiment d’appartenance. J’ai grandi dans la tension du climat politique. Je me souviens, petite, que j’ai dû dormir au sol à l’époque du coup d’état sur la première administration de Jean Bertrand Aristide parce qu’il y avait des tirés à longueur de journée et toute la nuit. En 2019, j’ai vu par surprise sur internet une vidéo de mon père et ma mère chasser des manifestants qui s’apprêtaient à mettre le feu au véhicule de la Fondation Maurice Sixto dont ma mère est la directrice. Haïti est aussi le pays où j’ai grandi et où j’ai mes plus beaux souvenirs. C’est en Haïti que j’ai lancé ma carrière de musique. J’ai visité les autres îles de la caraïbe mais Haïti reste mon plus seul lien avec l’Afrique. Je pense que ça va aller mal avant que tout aille bien. Pour que ça se réalise, les Haïtiens doivent admettre que le problème d’Haïti doit être résolu par les Haïtiens. Personne n’était venu nous aider en 1804. Personne ne viendra en 2024. Cette fois ci La révolution devra se faire pour chasser les étrangers oppresseurs et les Haïtiens qui le rendent possible.
Interview réalisée par téléphone par: Éric Cossa