30 ans que naissait dans les cités universitaires en proie à la crise des années 90 dans l’effervescence des mouvements sociaux qui ont contraints bien de pays au pluralisme politique. D’abord musique de revendication, le Zouglou est aujourd’hui l’identité musicale de la Côte d’Ivoire. Et cela mérite bien une célébration, une fière chandelle… Angelo Kabila en parle dans cette entrevue…
. Angelo, comment tu définis ?
Je suis un opérateur culturel qui a plusieurs cordes à son arc en ce qui concerne la culture ivoirienne. Notamment producteur, manager, organisateur de spectacles, conseiller artistique…
. Quel est ton état d’esprit actuel ?
Mon état d’esprit est bon. Quand on se considère comme un leader, il est bien de donner un bon moral aux troupes. Avec tout ce qui s’est passé pendant cette année 2020 au niveau culturel avec la pandémie de la covid-19, ce n’est pas une année reluisante mais nous tenons bon. C’est vrai que les artistes ont beaucoup souffert mais nous osons croire que notre gouvernement en qui nous croyons ne va pas baisser les bras en ce qui concerne l’aide qu’il pourra nous apporter. Nos projets ont été mis en berne mais nous sommes en train de les dépoussiérer pour bien terminer au moins l’année. Je crois que le plus difficile est derrière nous et que nous tenons bon. Le meilleur est à venir.
. De nombreux organisateurs de spectacles et des artistes se plaignent que le soutien promis par l’état n’est pas arrivé ou qu’il est arrivé insuffisant. Qu’en dis-tu ?
La crise de la covid-19 fait du mal à toute l’humanité. Le seul fait de penser, de s’organiser pour venir en aide à la culture, c’est déjà bien. L’Etat est à encourager. S’il a pu faire un peu et qu’il reste beaucoup à faire, je crois que c’est déjà bien de penser à nous. Ce que nous pouvons faire, c’est d’exhorter l’Etat à faire d’avantage pour la culture ivoirienne. Les plus touchés par cette pandémie, ce sont les acteurs de tout l’écosystème de la musique comme les boîtes de nuit, les artistes, les producteurs de spectacles… En gros, je dirai que c’est l’art en général qui est touché. Nous avons été les premiers à être confinés et les derniers à être déconfinés. Mais, la solution n’est pas de faire la guerre à l’Etat, c’est de lui être solidaire pour qu’il puisse nous aider davantage et se pencher sur notre sort.
. Avec l’éclaircie qui s’annonce, tu as donné les dates de ton évènement Les 30 ans du zouglou…
Oui, ce sera les 5 et 6 décembre 2020 à l’Institut français et le Stade de l’Université pour toute la symbolique. Il n’y aura pas que deux concerts. Nous prévoyons un programme assez alléchant en ce qui concerne ces festivités des 30 ans du zouglou. Nous organiserons, par exemple, la forêt zougloutique que nous allons réaliser à Grand-Bassam avec un planting d’arbres qui porteront des noms des artistes zouglou disparus ou encore en activités. Je peux citer l’arbre Dezy Champion… Il y aura une grande messe que nous comptons donner à la cathédrale d’Abidjan pour commémorer tous nos artistes qui nous ont quittés. Il est prévu également des tables-rondes qui seront animés par d’éminentes personnalités notamment les créateurs du zouglou. On évoquera la genèse du mouvement et les perspectives d’avenir. Les thèmes à débattre sont nombreux. Au de-là des concerts, il y aura un grand match de gala de football qui va opposer les artistes zouglou et les anciennes gloires des Eléphants de Côte d’Ivoire. On organisera un grand concours de wôyô dont le vainqueur aura notre accompagnement. Dans nos prévisions de la célébration des 30 ans du zouglou, ce sera vraiment la grande fête de la grande famille zouglou au complet. On va associer à l’évènement les pionniers de cette musique, les anciens de la cité universitaire de Yopougon d’où tout est parti, la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d\’Ivoire (FESCI) qui est lié au mouvement depuis 1990… On va faire revivre la belle Côte d’Ivoire où tous les Ivoiriens étaient unis. On essayer d’oublier les moments difficiles que nous vivons avec la politique.
. Magic System est le seul groupe zouglou à avoir un rayonnement international. Et pourtant ces dernières années, il n’a pas participé aux festivités du zouglou. Qu’en est-il de sa participation à la célébration des 30 ans du zouglou ?
On ne peut pas parler des 30 ans du zouglou sans évoquer Magic System. C’est ce groupe qui a donné toute sa dimension internationale au phénomène. Nous pensons qu’il participera à la fête. Le minimum que nous allons faire, c’est de rencontrer chaque artiste pour voir ce qu’il peut apporter comme contribution à la réussite de l’évènement. Et Magic System fait partie des groupes importants pour donner un cachet spécial aux 30 ans du zouglou. Nous allons rencontrer les membres du groupe et leur proposer d’intégrer le comité d’organisation. Ce sera une fête totale inclusive.
. Qu’est-ce que la philosophie zouglou a apporté à la musique en Côte d’Ivoire ?
Je dirai simplement que le zouglou est la seule musique ivoirienne qui est fédératrice. Elle est sans distinction de régions, de religion et de partis politiques. Elle fédère tous les Ivoiriens. Cela démontre que c’est un instrument de paix, de rassemblement et d’amour.
. Le couper-décaler aussi n’a pas de barrière. Il fédère les Ivoiriens…
Le couper-décaler a pour base le zouglou. C’est vrai que ce n’est peut-être pas les mêmes pas de danse. Mais vous comprendrez que les premières chansons officielles couper-décaler ont été faites par les chanteurs zouglou. Quand vous écoutez Douk’Saga, Le Molar, la toute première chanson couper-décaler a été faite par des artistes zouglou. Ce sont des phénomènes qui se croisent et se rencontrent. Nous ne sommes pas en quête de leadership au niveau du zouglou pour savoir quelle musique fédère ou pas. Tant mieux si le couper-décaler fédère ou est une musique de paix comme le zouglou.
. Après 30 ans, sur le plan de la réussite sociale, est-ce que le zouglou a pu sortir ses adeptes artistes de l’ornière ?
Je pense que l’objectif et l’ambition dans la vie détermine là où nous voulons aller. Quand on se donne les moyens d’atteindre un objectif, on s’en approche à défaut de l’atteindre à 100%. Imaginez un instant tous les artistes zouglou sans emploi ou dans la rue, vous comprendrez tout de suite l’impact économique et social que cela aurait pu avoir dans nos, sur nos familles… Grâce au zouglou, des artistes arrivent s’occuper de leurs familles, à avoir juste un peu de dignité, c’est à saluer. En dehors de l’aspect économique, le zouglou a eu un effet assez important sur l’art en Côte d’Ivoire. L’industrie musicale en Côte d’Ivoire a connu sa révolution avec le zouglou. Il y a quelques années en arrière, c’était les musiques étrangères qui se vendaient en Côte d’Ivoire. Ce sont aussi des devises qui partaient ailleurs. Je pense que non seulement, le zouglou a permis à ses acteurs d’en vivre mais a également contribué à l’économie ivoirienne. Après, c’est à chaque acteur son organisation et d’afficher ses ambitions.
. L’hégémonie ou le règne du zouglou a été fortement perturbé par couper-décaler. Qu’est-ce qui explique cela ?
Ce n’est pas de la perturbation. Je pense que le couper-décaler s’est installé au moment de la crise ivoirienne. Comme tout phénomène, quand il y a une nouveauté, elle s’impose. Il faut aussi faire la différence dans la pratique entre le zouglou et le couper-décaler. En zouglou, les artistes s’obligent à réaliser des albums qui comprennent entre 8 et 15 titres. Donc, ça prend du temps pour produire des albums. C’est tout le contraire du couper-décaler où on privilégie les singles. Mais le zouglou n’a pas été totalement absent. Il était là pendant l’hégémonie du couper-décaler. Aujourd’hui, les deux rythmes sont là. Et 30 ans après, le zouglou est encore là.
. Est-ce que de nos jours, le zouglou n’est pas aussi dilué de sa substance de 1990 ?
Je dirai non. Quand vous écoutez le zouglou de 1990, 2000, 2010 et 2020, il y a beaucoup de mutations. Le zouglou s’adapte à ses époques. A l’origine déjà à la fin des années 1980, Opoku N’ti et Joe Christy exécutaient les premiers pas du zouglou sur des chansons de Gadji Celi, Meiway… avant que n’arrive le wôyô et qui deviendra zouglou au début des années 1990. Nous sommes dans un monde où la globalisation est en marche. Tout est mutation. Les musiques se brassent. Pour être dans le temps, il faut pouvoir s’intégrer à ce genre de phénomène pour rendre sa musique commerciale. L’exemple typique est celui de Magic System que j’estime faire toujours du zouglou. Seulement, il y a les puristes qui ont tendance à s’accrocher à la musique de base.
. De plus en plus, on parle de « Zouglou Bétika »…
Oui, j’entends souvent ce terme. Il faut dire que la nouvelle tendance tend à extérioriser et aller vers d’autres cultures, d’autres peuples et d’autres horizons pour permettre à notre musique de s’exporter. On a toujours reproché au zouglou son exportation pratiquement unique à travers Magic System. Je pense qu’il faut se donner les moyens et les leviers pour aller vers d’autres cultures. Nous sommes obligés de faire ce brassage-là pour que les gens d’autres pays s’intéressent à notre musique. Ce qui est toujours à fait normal.
. Tu es le producteur du tube planétaire 1er Gaou de Magic System et d’autres artistes. Quel bilan personnel fais-tu après plus de 20 ans de présence active dans le milieu ?
Pour moi, le bilan est positif. A mon niveau, j’ai essayé de toucher et d’apporter ma pierre à tout ce qui est zouglouphile. Je suis en légitimité de parler du zouglou car j’ai touché un peu à tout. Avant la production, j’ai été manager que je continue d’ailleurs. J’ai organisé le premier concours wôyô qui parcourait pratiquement toute la Côte d’Ivoire. C’était Révélation Wôyô. Avant moi, il y a eu des concours wôyô mais c’était seulement au niveau d’Abidjan. Après j’ai fait Les awards du zouglou pour récompenser les meilleurs. Ensuite, il y a Les Zouglou Days qui étaient au départ La nuit du zouglou puis Le Festival international du Zouglou. J’ai touché toutes ces entités qui font l’interface du zouglou à savoir le management, la production, l’organisation des spectacles zouglou, le wôyô, les récompenses du zouglou. Pour moi, le bilan est positif. Mais il y a toujours mieux à faire pour laisser au moins des traces aux générations futures.
. Avec les opportunités que tu as eues comme le succès interplanétaire de 1er Gaou et la direction de Leaders Team par exemple, es-tu là où tu devrais être ?
Je suis satisfait du niveau où je suis. Même si on peut toujours faire mieux. Mais entre les jugements extérieurs et les réalités qu’on rencontre, il y a beaucoup de choses qui se passent. Du point de vue extérieur, on pourrait imaginer Kabila dans une certaine direction, un certain niveau… Je pense que chaque chose arrive à son temps et il faut savoir faire les choses en son temps. Moi, j’ai la reconnaissance culturelle de mon pays. J’ai été décoré quatre fois par la République. C’est l’une de plus grandes satisfactions déjà. Car une reconnaissance de la nation démontre de l’apport qu’on a pu donner à son pays. A l’époque je m’adonnais au management des artistes, c’était des doyens comme Joseph Niamkey, Koné Dodo qu’on voyait dans le milieu. A la production, il y avait Constant Anagonou, Claude Bassolé… J’ai pratiquement été le premier jeune à m’y lancer. Je comprends que certaines personnes s’attendent à me voir à un certain niveau. Déjà je suis satisfait du niveau où je suis. Mais comme je le dis, il y a mieux à venir. Rassurez-vous !
. Où en es-tu avec la guéguerre Kabila-Magic System ?
Oh ! Ça fait tellement longtemps que ça n’existe que dans le passé ! Je pense que c’est fini. On est passé à autre chose. Aujourd’hui, nos ambitions, c’est de donner le meilleur aux jeunes qui arrivent. Nous avons gardé des liens de fraternité. Je crois que c’est le plus important. Nous essayons de discuter des sujets essentiels : qu’est-ce Kabila ou A’Salfo au niveau de Magic System peuvent apporter à la musique, à la culture ivoiriennes ? C’est au tour de cela que nous portons nos réflexions. Je pense que ça a été des erreurs de parcours de part et d’autre. Mais c’est vraiment derrière nous. En ce qui me concerne et en toute sincérité, j’espère que nous devons renforcer davantage nos liens de fraternité. Car la vie nous démontre que chaque jour est un nouveau jour avec son lot de problèmes. Donc, il faut oublier cet épisode malheureux et regrettable pour passer à autre chose. Pour moi, c’est fini depuis !
. Il n’y a plus de remariage possible sur le plan musical entre Angelo Kabila et ses anciens poulains?
Ecoutez, qu’est-ce qu’on peut proposer faire aujourd’hui avec Magic System ?! Ailleurs, on a plus besoin de ma présence qu’autour du groupe Magic System aujourd’hui. L’objectif, c’était de structurer et de faire avancer le groupe. Aujourd’hui, Magic System est assez en avant contrairement à d’autres artistes ou groupes qui ont besoin de mon aide. Je ne pense pas que ce soit vraiment utile de collaborer à nouveau avec Magic System. On peut se donner des conseils, prendre des avis sur des projets que nous avons d’ailleurs. Mais retravailler vraiment ensemble, je ne vois pas l’intérêt. Si c’est pour parcourir le monde entier à faire la fête à travers des concerts et tout, ce n’est pas là que je me donne ma mission aujourd’hui. Je pense que le groupe est assez organisé pour continuer et ils ont toute ma bénédiction. Ils le savent. Quant à ma collaboration avec eux, ce n‘est pas utile.
. Pourquoi les autres groupes zouglou n’ont pas eu le rayonnement de Magic System ?
Ma première chance en tant que producteur et manager, c’était d’avoir un artiste ambitieux, qui en voulait et savait où il voulait partir. Ca a facilité le travail. Quand vous avez un footballeur discipliné qui rentre dans un schéma tactique et qui veut devenir le meilleur, vous comprenez que son travail est acharné et énorme. C’était vraiment une chance pour moi d’avoir un chanteur comme A’Salfo qui en voulait. Cela a beaucoup aidé dans la mise en place de la base culturelle du groupe. Au niveau des autres artistes, il faut commencer par la structuration. Cela exige la discipline et le respect des mesures que vous mettez en place. Après le reste, c’est le travail, le travail et le travail. C’est vrai que nos artistes travaillent beaucoup et font des efforts mais je pense qu’ils deviennent trop vite des stars. Et en même temps, est-ce qu’on a forcément les mêmes ambitions ? Peut-être qu’ils espèrent arriver à l’international mais est-ce qu’ils s’en donnent les moyens ? C’est là toute l’interrogation. Mais ça va venir.
. Ça fait 10 ou 20 ans qu’on dit la même chose : ça va venir…
J’ai dit plus haut qu’ils sont bons et travailleurs mais c’est une question d’organisation.
. Tu ne peux pas dire qu’ils ne sont pas organisés puisque tu les a pratiquement coaché tous ou conseillés…
Bien sûr que oui. Mais entre un conseil et l’application, il y a beaucoup de choses qui rentrent en ligne de compte. Cela demande toute une réflexion et au-delà même des artistes, chaque pays doit porter sa musique. Je pense que la Côte d’Ivoire ne porte pas suffisamment le zouglou pour en demander aux autres pays de le porter. Ecoutez, quand un artiste sort un bon album et qui n’arrive même pas à vendre 5 ou 10 mille copies, il y a toute une interrogation. Quand un artiste n’arrive pas à vivre de son art parce qu’on lui propose des miettes pour un spectacle, que va-t-il faire ? On peut même bien vivre dans son pays sans aller ailleurs. Les artistes nigérians comme les Davido et autres vivent aisément de leur art dans leur pays. On me dira que le Nigeria est très grand. Les artistes nigérians vivent tellement mieux qu’ils n’envient personne qui vient d’extérieur. Le peuple de Côte d’Ivoire doit porter ses artistes, leur donner la place qu’il faut et les respecter. En retour, les artistes doivent travailler et sortir des albums de qualité par respect pour ce peuple-là. Quand une musique est porté par toute une population et qu’il y a une organisation autour, il n’y a pas de raison qu’elle n’explose pas. C’est comme au football.